J-2 le stress à son maximum
Plus qu'une journée. Une grosse journée, et tout doit être prêt à partir.
Je suis dans mon lit, l'ordi sur les genoux, le velux ouvert, en larmes, il fait 29° dans ma chambre sous les toîts et LeTigre regarde tranquillement NCIS, bien installé dans son canapé.
Je ne sais pas comment il fait pour ne pas voir que c'est tendu. Pour être à ce point à côté de la réalité.
Les mots me manquent pour dire l'étendue de ma solitude, de mon angoisse, de mon incompréhension et des tensions que je suis capable d'instiller dans la maison.
Je n'ai plus envie d'expliquer, de dire, de verbaliser, ça fait longtemps que je suis comme ça. Paradoxalement, car ici j'aime laisser libre court à mes pensées comme si rien ne pouvait être déformé ou interprété, comme si l'anonymat du net me protégeait de cette incompréhension des autres.
Ma mère d'abord. Vivre deux semaines ensemble, ça n'était plus arrivé depuis très longtemps. Comme elle est venue pour nous aider, j'essaie de garder mon calme, mais partager le quotidien avec un de ses parents, c'est difficile. Elle est là, toujours, entre LeTigre et moi, elle voit, elle entend, elle prend part à nos discussions, elle répond à sa place, elle se mêle de nos disputes, elle essaie de mettre des mots pour nous réconcilier mais LeTigre et moi on est pareils, on n'a pas besoin de mots. On s'isole un moment, et puis ça passe. Ca a toujours été comme ça. Parfois, quand c'est nécessaire, on met des mots, plus tard. Quand on est calmés.
Ma mère ne comprend pas que je n'aie pas besoin de parler. On n'a pas beaucoup échangé pendant ces deux semaines. Pas de grande discussion comme on en a d'habitude, quand elle vient un WE. Mais les circonstances sont différentes, mon état émotionnel est ingérable, alors j'ai besoin qu'on me laisse tranquille. Qu'on me laisse gérer seule mes émotions. Pas besoin de les partager, pas besoin de les nommer, pas besoin de les disséquer, et surtout pas par ma mère. LeTigre comprend ça. Il ne me pose pas de questions, il me connaît, il voit mon état et sait qu'un petit trait d'humour ou un sourire sont bien plus efficaces pour me détendre que quelques mots mal choisis.
Ma mère déteste le silence. Ma mère parle tout le temps. De tout, de rien, elle raconte, elle commente, elle réfléchit tout fort, elle meuble. Et ça m'énerve. Et parfois je le dis. Et parfois je le dis sur un ton désagréable et le regrette aussitôt. J'adore ma mère et n'ai pas envie de lui faire de la peine, mais c'est plus fort que moi, de temps en temps je suis obligée de lui dire "c'est possible de dire ça dans ta tête ?". Parfois elle le prend bien, elle rigole. D'autres fois, je suis plus froide, et je la blesse. Je m'en rends compte mais c'est trop tard.
Dans 36h, le contenu entier de notre maison partira dans deux gros camions pour une petite ville au bord de la mer.
Je devrais être enchantée.
Je suis terrorisée.
Je ne sais pas à quoi est dûe cette angoisse, si c'est parce que j'ai peur que tout ne soit pas prêt (il reste encore tellement de choses qui traînent dans chaque pièce...), ou parce que j'ai peur de l'inconnu, ou parce que ça me perturbe de devoir ranger, trier, empaqueter notre vie pour la faire tenir dans deux fois vingt mètres cubes. Tout ce qu'on a vécu ici, tout ce qu'on a construit, organisé, choisi, décoré, tout ça est bien plié, bien rangé dans des cartons, protégé dans du papier bulle. La maison se vide petit à petit de son contenu et dans nos esprits elle se vide de nos souvenirs, elle se vide de nos vies, de notre présence.
Bientôt elle ne sera plus qu'une maison vide, vendue, en attente de ses nouveaux habitants.
Mais c'est encore notre maison. Notre chambre. Celle où Petit Potam a été conçu le 26 janvier 2011 (ah non, c'était sur le canapé) (je crois) (c'est flou, un peu, les dates de conception en même temps non ?). Notre maison, qui m'a vue enceinte. Qui a recueilli tout ce sang que j'ai perdu le 14 octobre 2011. Qui a vu un Tigre, devenu papa au petit matin, revenir nettoyer les traces de sang dans l'allée, les traces de sang dans l'entrée, dans le séjour, dans les toilettes, surtout. Cette maison qui a vu 5 pompiers et un infirmier, puis un médecin, se précipiter autour de moi ce 14 octobre 2011. Ce dernier jour de notre vie à deux. Cette maison qui m'a vue partir, en culotte, allongée sur un brancard, toute tremblante avec 16-9 de tension, pour l'hôpital entourée de pompiers et pas de mon Tigre comme je l'avais imaginé.
Notre maison qui, en trois ans seulement, a abrité tant de douleur et de souffrance lorsque mon ventre refusait de porter la vie, puis tant de bonheur à trois...
Aujourd'hui, c'est fini.
Tout ça ne sera plus que dans nos souvenirs et dans nos albums photos que nous montrerons un jour au Potam qui aura grandi en lui disant "tu vois, c'est là que tu es né".
Je ne sais pas pourquoi tout ça me perturbe et m'angoisse autant. Je sais que dans quelques jours, une semaine peut-être, je me dirai "bof, finalement, ce n'était pas si difficile, c'était pas la peine d'en faire toute une montagne".
Mais aujourd'hui, la montagne est devant nous. On en a déjà gravi un bon morceau, il reste le plus dur, les derniers lacets, ceux où on a envie de vomir, envie d'abandonner, où on se demande pourquoi diable on fait tout ça, déjà. Mais bientôt, nous serons au sommet, fiers de notre ascension et pourrons sereinement aborder la descente, en roue libre...